• Chaque année, à la rentrée, je m'achete un petit carnet d'adresse. Tout simple. En papier. Oui oui en papier, pas un carnet électronique. Chaque année, je fais défiler les noms, les prénoms. Des souvenirs parfois reviennent. Parfois un abîme de perplexité...Nostalgie, sourires, fous rires. Vais-je tous les recopier? Certains se sont éloignés, à cause de la vie qui nous bouffent, du temps qui nous échappe. Et chaque année je recopie ces petits morceaux de vie, de ma vie... De même pour les adresses internet.. c'est hallucinant les adresses que l'on peut stocker pour rien.Et chaque année mon petit carnet m'accompagne, mémoire fidéle pleine de numéros et de lieu de vie. Un petit quartier de vie qui m'éclaire comme un quartier de lune ou un rayon de soleil...


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  • Juste de passage..;quelques instants à flâner...l'envie des mots à nouveau... l'envie de lire, relire, faire lire...ou pas...à suivre...


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  • I

    Depuis quatre mille ans il tombait dans l'abîme
    Il n'avait pas encor pu saisir une cime,
    Ni lever une fois son front démesuré.
    Il s'enfonçait dans l'ombre et la brume, effaré,
    Seul, et derrière lui, dans les nuits éternelles,
    Tombaient plus lentement les plumes de ses ailes.
    Il tombait foudroyé, morne silencieux,
    Triste, la bouche ouverte et les pieds vers les cieux,
    L'horreur du gouffre empreinte à sa face livide.
    Il cria: – Mort! – les poings tendus vers l'ombre vide.
    Ce mot plus tard fut homme et s'appela Caïn.
    Il tombait. Tout à coup un roc heurta sa main;
    Il l'étreignit, ainsi qu'un mort étreint sa tombe,
    Et s'arrêta.
    Quelqu'un, d'en haut, lui cria: – Tombe!
    Les soleils s'éteindront autour de toi, maudit! –
    Et la voix dans l'horreur immense se perdit.
    Et, pâle, il regarda vers l'éternelle aurore.
    Les soleils étaient loin, mais ils brillaient encore.
    Satan dressa la tête et dit, levant le bras:
    – Tu mens! – Ce mot plus tard fut l'âme de Judas.
    Pareil aux dieux d'airain debout sur leurs pilastres,
    Il attendit mille ans, l'oeil fixé sur les astres.
    Les soleils étaient loin, mais ils brillaient toujours.
    La foudre alors gronda dans les cieux froids et sourds.
    Satan rit, et cracha du côté du tonnerre.
    L'immensité, qu'emplit l'ombre visionnaire,
    Frissonna. Ce crachat fut plus tard Barabbas.
    Un souffle qui passait le fit tomber plus bas.

    II


    La chute du damné recommença. – Terrible,
    Sombre, et piqué de trous lumineux comme un crible,
    Le ciel plein de soleils s'éloignait, la clarté
    Tremblait, et dans la nuit le grand précipité,
    Nu, sinistre, et tiré par le poids de son crime,
    Tombait, et, comme un coin, sa tête ouvrait l'abîme.
    Plus bas! plus bas! toujours plus bas! Tout à présent
    Le fuyait; pas d'obstacle à saisir en passant,
    Pas un mont, pas un roc croulant, pas une pierre,
    Rien, l'ombre, et d'épouvante il ferma sa paupière.
    Quand il rouvrit les yeux, trois soleils seulement
    Brillaient, et l'ombre avait rongé le firmament.
    Tous les autres soleils étaient morts.

    III


    Une roche
    Sortait du noir brouillard comme un bras qui s'approche.
    Il la prit, et ses pieds touchèrent des sommets.

    Alors l'être effrayant qui s'appelle Jamais
    Songea. Son front tomba dans ses mains criminelles.
    Les trois soleils, de loin, ainsi que trois prunelles,
    Le regardaient, et lui ne les regardait pas.
    L'espace ressemblait aux plaines d'ici-bas,
    Le soir, quand l'horizon qui tressaille et recule,
    Noircit sous les yeux blancs du spectre crépuscule.
    De longs rayons rampaient aux pieds du grand banni.
    Derrière lui son ombre emplissait l'infini.
    Les cimes du chaos se confondaient entre elles.
    Tout à coup il se vit pousser d'horribles ailes;
    Il se vit devenir monstre, et que l'ange en lui
    Mourait, et le rebelle en sentit quelque ennui.
    Il laissa son épaule, autrefois lumineuse,
    Frémir au froid hideux de l'aile membraneuse,
    Et croisant ses deux bras, et relevant son front,
    Ce bandit, comme s'il grandissait sous l'affront,
    Seul dans ces profondeurs que la ruine encombre,
    Regarda fixement la caverne de l'ombre.
    Les ténèbres sans bruit croissaient dans le néant.
    L'opaque obscurité fermait le ciel béant;
    Et, faisant, au-delà du dernier promontoire,
    Une triple fêlure à cette vitre noire,
    Les trois soleils mêlaient leurs trois rayonnements.
    Après quelque combat dans les hauts firmaments,
    D'un char de feu brisé l'on eût dit les trois roues.
    Les monts hors du brouillard sortaient comme des proues.
    Eh bien, cria Satan, soit! Je puis encor voir!
    Il aura le ciel bleu, moi j'aurai le ciel noir.
    Croit-il pas que j'irai sangloter à sa porte?
    Je le hais. Trois soleils suffisent. Que m'importe!
    Je hais le jour, l'azur, le rayon, le parfum! –

    Soudain, il tressaillit; il n'en restait plus qu'un.

    IV


    L'abîme s'effaçait. Rien n'avait plus de forme.
    L'obscurité semblait gonfler sa vague énorme.
    C'était on ne sait quoi de submergé; c'était
    Ce qui n'est plus, ce qui s'en va, ce qui se tait;
    Et l'on n'aurait pu dire, en cette horreur profonde,
    Si ce reste effrayant d'un mystère ou d'un monde,
    Pareil au brouillard vague où le songe s'enfuit,
    S'appelait le naufrage ou s'appelait la nuit;
    Et l'archange sentit qu'il devenait fantôme.
    Il dit: – Enfer! – Ce mot plus tard créa Sodome.

    Et la voix répéta lentement sur son front:
    – Maudit! autour de toi les astres s'éteindront. –

    Et déjà le soleil n'était plus qu'une étoile.

    V


    Et tout disparaissait par degrés sous un voile.
    L'archange alors frémit; Satan eut le frisson.
    Vers l'astre qui tremblait, livide, à l'horizon,
    Il s'élança, sautant d'un faîte à l'autre faîte.
    Puis, quoiqu'il eût horreur des ailes de la bête,
    Quoique ce fût pour lui l'habit de la prison,
    Comme un oiseau qui va de buisson en buisson,
    Hideux, il prit son vol de montagne en montagne,
    Et ce forçat se mit à courir dans ce bagne.

    Il courait, il volait, il criait: – Astre d'or!
    Frère! attends-moi! j'accours! ne t'éteins pas encor!
    Ne me laisse pas seul! –

    Le monstre de la sorte
    Franchit les premiers lacs de l'immensité morte,
    D'anciens chaos vidés et croupissant déjà,
    Et dans les profondeurs lugubres se plongea.

    L'étoile maintenant n'était qu'une étincelle.

    Il entra plus avant dans l'ombre universelle,
    S'enfonça, se jeta, se rua dans la nuit,
    Gravit les monts fangeux dont le front mouillé luit,
    Et dont la base au fond des cloaques chancelle,
    Et, triste, regarda devant lui.

    L'étincelle
    N'était qu'un point rougeâtre au fond d'un gouffre obscur.

    VI


    Comme entre deux créneaux se penche sur le mur
    L'archer qu'en son donjon le crépuscule gagne,
    Farouche, il se pencha du haut de la montagne,
    Et sur l'astre, espérant le faire étinceler,
    Comme sur une braise il se mit à souffler,
    Et l'angoisse gonfla sa féroce narine.
    Le souffle qui sortit alors de sa poitrine
    Est aujourd'hui sur terre et s'appelle ouragan.
    A ce souffle, un grand bruit troubla l'ombre, océan
    Qu'aucun être n'habite et qu'aucuns feux n'éclairent,
    Les monts qui se trouvaient près de là s'envolèrent,
    Le chaos monstrueux plein d'effroi se leva
    Et se mit à hurler: Jéhova! Jéhova!
    L'infini s'entr'ouvrit, fendu comme une toile,
    Mais rien ne remua dans la lugubre étoile;
    Et le damné criant: – Ne t'éteins pas! j'irai!
    J'arriverai! – reprit son vol désespéré.

    Et les volcans mêlés aux nuits qui leur ressemblent
    Se renversaient ainsi que des bêtes qui tremblent,
    Et les noirs tourbillons et les gouffres hideux
    Se courbaient éperdus pendant qu'au-dessus d'eux,
    Volant vers l'astre ainsi qu'une flèche à la cible,
    Passait, fauve et hagard, ce suppliant terrible.

    Et depuis qu'il a vu ce passage effrayant,
    L'âpre abîme, effaré comme un homme fuyant,
    Garde à jamais un air d'horreur et de démence,
    Tant ce fut monstrueux de voir, dans l'ombre immense,
    Voler, ouvrant son aile affreuse loin du ciel,
    Cette chauve-souris du cachot éternel!

    VII


    Il vola dix mille ans. Pendant dix mille années,
    Tendant son cou farouche et ses mains forcenées,
    Il vola sans trouver un mont où se poser.
    L'astre parfois semblait s'éteindre et s'éclipser,
    Et l'horreur du tombeau faisait frissonner l'ange;
    Puis une clarté pâle, obscure, vague, étrange,
    Reparaissait, et l'ange alors disait: Allons.
    Autour de lui planaient les oiseaux aquilons.
    Il volait. L'infini sans cesse recommence.
    Son vol dans cette mer faisait un effet immense.
    La nuit regardait fuir ses horribles talons.
    Comme un nuage sent tomber ses tourbillons,
    Il sentait s'écrouler ses forces dans le gouffre.
    L'hiver murmurait: tremble! et l'ombre disait: souffre!
    Enfin il aperçut au loin un noir sommet
    Que dans l'ombre un reflet formidable enflammait.
    Satan, comme un nageur fait un effort suprême,
    Tendit son aile onglée et chauve, et, spectre blême,
    Haletant, brisé, las, et, de sueur fumant,
    Il s'abattit au bord de l'âpre escarpement.

    VIII


    Le soleil était là qui mourait dans l'abîme.

    L'astre, au fond du brouillard, sans vent qui le ranime
    Se refroidissait, morne et lentement détruit.
    On voyait sa rondeur sinistre dans la nuit;
    Et l'on voyait décroître, en ce silence sombre,
    Ses ulcères de feu sous une lèpre d'ombre.
    Charbon d'un monde éteint! flambeau soufflé par Dieu!
    Ses crevasses montraient encore un peu de feu
    Comme si par les trous du crâne on voyait l'âme.
    Au centre palpitait et rampait une flamme
    Qui par instants léchait les bords extérieurs,
    Et de chaque cratère, il sortait des lueurs
    Qui frissonnaient ainsi que de flamboyants glaives,
    Et s'évanouissaient sans bruit comme des rêves.
    L'astre était presque noir. L'archange était si las
    Qu'il n'avait plus de voix et plus de souffle, hélas!
    Et l'astre agonisait sous ses regards farouches.
    Il mourait, il luttait. Avec ses sombres bouches
    Dans l'obscurité froide il lançait par moments
    Des flots ardents, des blocs rougis, des monts fumants,
    Des rocs tout écumants de sa clarté première:
    Comme si ce volcan de vie et de lumière,
    Englouti par la brume où tout s'évanouit,
    N'eût point voulu mourir sans insulter la nuit
    Et sans cracher sa lave à la face de l'ombre.
    Autour de lui le temps et l'espace et le nombre
    Et la forme et le bruit expiraient, en créant
    L'unité formidable et noire du néant.
    Le spectre Rien levait sa tête hors du gouffre.
    Soudain, du coeur de l'astre, un âpre jet de soufre,
    Pareil à la clameur du mourant éperdu,
    Sortit, clair, éclatant, splendide, inattendu,
    Et, découpant au loin mille formes funèbres,
    Enorme, illumina, jusqu'au fond des ténèbres,
    Les porches monstrueux de l'infini profond.
    Les angles que la nuit et l'immensité font
    Apparurent. Satan, égaré, sans haleine,
    La prunelle éblouie et de ce rayon pleine,
    Battit de l'aile, ouvrit les mains, puis tressaillit
    Et cria: – Désespoir! le voilà qui pâlit! –

    Et l'archange comprit, pareil au mât qui sombre,
    Qu'il était le noyé du déluge de l'ombre;
    Il reploya ses ailes aux ongles de granit,
    Et se tordit les bras, et l'astre s'éteignit.

    IX


    Or, près des cieux, au bord du gouffre où rien ne change,
    Une plume échappée à l'aile de l'archange
    Etait restée, et pure et blanche, frissonnait.
    L'ange au front de qui l'aube éblouissante naît,
    La vit, la prit, et dit, l'oeil, sur le ciel sublime:
    – Seigneur, faut-il qu'elle aille, elle aussi, dans l'abîme? –
    Il leva la main, Lui par la vie absorbé,
    Et dit: – Ne jetez pas ce qui n'est pas tombé.

    *


    Antres noirs du passé, porches de la durée
    Sans dates, sans rayons, sombre et démesurée,
    Cycles antérieurs à l'homme, chaos, cieux,
    Monde terrible et plein d'êtres mystérieux,
    O brume épouvantable où les préadamites
    Apparaissent, debout dans l'ombre sans limites,
    Qui pourrait vous sonder, gouffres, temps inconnus!
    Le penseur qui, pareil aux pauvres, va pieds nus
    Par respect pour Celui qu'on ne voit pas, le mage,
    Fouille la profondeur et l'origine et l'âge,
    Creuse et cherche au-delà des colosses, plus loin
    Que les faits dont le ciel d'à présent est témoin,
    Arrive en pâlissant aux choses soupçonnées,
    Et trouve, en soulevant des ténèbres d'années,
    Et des couches de jours, de mondes, de néants,
    Les siècles monstres morts sous les siècles géants.
    Et c'est ainsi que songe au fond des nuits le sage
    Dont un reflet d'abîme éclaire le visage.

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        • A Edmond Lepelletier.

    Roule, roule ton flot indolent, morne Seine. —
    Sous tes ponts qu'environne une vapeur malsaine
    Bien des corps ont passé, morts, horribles, pourris,
    Dont les âmes avaient pour meurtrier Paris.
    Mais tu n'en traînes pas, en tes ondes glacées,
    Autant que ton aspect m'inspire de pensées!

    Le Tibre a sur ses bords des ruines qui font
    Monter le voyageur vers un passé profond,
    Et qui, de lierre noir et lichen couvertes,
    Apparaissent, tas gris, parmi les herbes vertes.
    Le gai Guadalquivir rit aux blonds orangers
    En reflète, les soirs, des boléros légers.
    Le Pactole a son or. Le Bosphore a sa rive
    Où vient faire son kief l'odalisque lascive.
    Le Rhin est un burgrave, et c'est un troubadour
    Que le Lignon, et c'est un ruffian que l'Adour.
    Le Nil, au bruit plaintif de ses eaux endormies,
    Berce de rêves doux le sommeil des momies.
    Le grand Meschascébé, fier de ses joncs sacrés,
    Charrie augustement ses îlots mordorés,
    Et soudain, beau d'éclairs, de fracas et de fastes,
    Splendidement s'écroule en Niagaras vastes.
    L'Eurotas, où l'essaim des cygnes familiers
    Mêle sa grâce blanche au vert mat des lauriers,
    Sous son ciel clair que raie un vol de gypaète,
    Rhytmique et caressant, chante ainsi qu'un poète.
    Enfin, Ganga, parmi les hauts palmiers tremblants
    Et les rouges padmas, marche à pas fiers et lents,
    En appareil royal, tandis qu'au loin la foule
    Le long des temples va hurlant, vivante houle,
    Au claquement massif des cymbales de bois,
    Et qu'accroupi, filant ses notes de hautbois,
    Du saut de l'antilope agile attendant l'heure,
    Le tigre jaune au dos rayé s'étire et pleure.

    — Toi, Seine, tu n'as rien. Deux quais, et voilà tout,
    Deux quais crasseux, semés de l'un à l'autre bout
    D'affreux bouquins moisis et d'une foule insigne
    Qui fait dans l'eau des ronds et qui pêche à la ligne.
    Oui, mais quand vient le soir, raréfiant enfin
    Les passants alourdis de sommeil ou de faim,
    Et que le couchant met au ciel des taches rouges,
    Qu'il fait bon aux rêveurs descendre de leurs bouges
    Et, s'accoudant au pont de la Cité, devant
    Notre-Dame, songer, coeur et cheveux au vent!
    Les nuages, chassés par la brise nocturne,
    Courent, cuivreux et roux, dans l'azur taciturne.
    Sur la t^te d'un roi du portail, le soleil,
    Au moment de mourir, pose un baiser vermeil.
    L'hirondelle s'enfuit à l'approche de l'ombre
    Et l'on voit voleter la chauve-souris sombre.
    Tout bruit s'apaise autout. A peine un vague son
    Dit que la ville est là qui chante sa chanson,
    Qui lèche ses tyrans et qui mord ses victimes;
    Et c'est l'aube des vols, des amours et des crimes.
    — Puis, tout à coup, ainsi qu'un ténor effaré
    Lançant dans l'air bruni son cri désespéré,
    Son cri qui se lamente, et se prolonge, et crie,
    Éclate en quelque coin l'orgue de Barbarie :
    Il brame un de ces airs, romances ou polkas,
    Qu'enfants nous tapotions sur nos harmonicas
    Et qui font, lents ou vifs, réjouissants ou tristes,
    Vibrer l'âme aux proscrits, aux femmes, aux artistes.
    C'est écorché, c'est faux, c'est horrible, c'est dur,
    Et donnerait la fièvre à Rossini, pour sûr;
    Ces rires sont traînés, ces plaintes sont hachées;
    Sur une clef de sol impossible juchées,
    Les notes ont un rhue et les do sont des la,
    Mais qu'importe! l'on pleure en entendant cela!
    Mais l'esprit, transporté dans le pays des rêves,
    Sent à ces vieux accords couler en lui des sèves;
    La pitié monte au coeur et les larmes aux yeux,
    Et l'on voudrait pouvoir goûter la paix des cieux,
    Et dans une harmonie étrange et fantastique
    Qui tient de la musique et tient de la plastique,
    L'âme, les innondant de lumière et de chant,
    Mêle les sons de l'orgue aux rayons du couchant!

    — Et puis l'orgue s'éloigne, et puis c'est le silence
    Et la nuit terne arrive et Venus se balance
    Sur une molle nue au fond des cieux obscurs;
    On allume les becs de gaz le long des murs.
    Et l'astre et les flambaux font des zigzags fantasques
    Dans le fleuve plus noir que le velours des masques;
    Et le contemplateur sur le haut garde-fou
    Par l'air et par les ans rouillé comme un vieux sou
    Se penche, en proie aux vents néfastes de l'abîme.
    Pensée, espoir serein, ambition sublime,
    Tout jusqu'au souvenir, tout s'envole, tout fuit,
    Et l'on est seul avec Paris, l'Onde et la Nuit!

    — Sinistre trinité! De l'ombre dures portes!
    Mané-Thécel-Pharès des illusions mortes!
    Vous êtes toutes trois, ô Goules de malheur,
    Si terribles, que l'Homme, ivre de la douleur
    Que lui font en perçant sa chair vos doigts de spectre,
    L'Homme, espèce d'Oreste à qui manque un Électre,
    Sous la fatalité de votre regard creux
    Ne peut rien et va droit au précipice affreux;
    Et vous êtes aussi toutes trois si jalouses
    De tuer et d'offrir au grand Ver des épouses
    Qu'on ne sait que choisir entre vos trois horreurs,
    Et si l'on craindrait moins périr par les terreurs
    Des Ténèbres que sous l'Eau sourde, l'Eau profonde,
    Ou dans tes bras fardés, Paris, reine du monde!

    — Et tu coules toujours, Seine, et, tout en rampant,
    Tu traînes dans Paris ton cours de vieux serpent,
    De vieux serpent boueux, emportant vers tes havres
    Tes cargaisons de bois, de houille et de cadavres!

     

    Paul Verlaine


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  •  

     



    Je te frapperai sans colère
    Et sans haine, comme un boucher,
    Comme Moïse le rocher!
    Et je ferai de ta paupière,



    Pour abreuver mon Sahara,
    Jaillir les eaux de la souffrance.
    Mon désir gonflé d'espérance
    Sur tes pleurs salés nagera



    Comme un vaisseau qui prend le large,
    Et dans mon cœur qu'ils soûleront
    Tes chers sanglots retentiront
    Comme un tambour qui bat la charge!



    Ne suis-je pas un faux accord
    Dans la divine symphonie,
    Grâce à la vorace ironie
    Qui me secoue et qui me mord?



    Elle est dans ma voix, la criarde!
    C'est tout mon sang, ce poison noir!
    Je suis le sinistre miroir
    Où la mégère se regarde.



    Je suis la plaie et le couteau!
    Je suis le soufflet et la joue,
    Je suis les membres et la roue,
    Et la victime et le bourreau!



    Je suis de mon cœur le vampire,
    Un de ces grands abandonnés
    Au rire éternel condamnés
    Et qui ne peuvent plus sourire!



     



     



    Ecrit le 10 Mai 1857 par Charles BAUDELAIRE (1821-1867)
    (Recueil : Les fleurs du mal/Spleen et idéal)



    P.S. : Héautontimorouménos est un mot que le poète Térence a inventé. Il signifie le bourreau de soi-même.


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