• Et nox facta est



    I

    Depuis quatre mille ans il tombait dans l'abîme
    Il n'avait pas encor pu saisir une cime,
    Ni lever une fois son front démesuré.
    Il s'enfonçait dans l'ombre et la brume, effaré,
    Seul, et derrière lui, dans les nuits éternelles,
    Tombaient plus lentement les plumes de ses ailes.
    Il tombait foudroyé, morne silencieux,
    Triste, la bouche ouverte et les pieds vers les cieux,
    L'horreur du gouffre empreinte à sa face livide.
    Il cria: – Mort! – les poings tendus vers l'ombre vide.
    Ce mot plus tard fut homme et s'appela Caïn.
    Il tombait. Tout à coup un roc heurta sa main;
    Il l'étreignit, ainsi qu'un mort étreint sa tombe,
    Et s'arrêta.
    Quelqu'un, d'en haut, lui cria: – Tombe!
    Les soleils s'éteindront autour de toi, maudit! –
    Et la voix dans l'horreur immense se perdit.
    Et, pâle, il regarda vers l'éternelle aurore.
    Les soleils étaient loin, mais ils brillaient encore.
    Satan dressa la tête et dit, levant le bras:
    – Tu mens! – Ce mot plus tard fut l'âme de Judas.
    Pareil aux dieux d'airain debout sur leurs pilastres,
    Il attendit mille ans, l'oeil fixé sur les astres.
    Les soleils étaient loin, mais ils brillaient toujours.
    La foudre alors gronda dans les cieux froids et sourds.
    Satan rit, et cracha du côté du tonnerre.
    L'immensité, qu'emplit l'ombre visionnaire,
    Frissonna. Ce crachat fut plus tard Barabbas.
    Un souffle qui passait le fit tomber plus bas.

    II


    La chute du damné recommença. – Terrible,
    Sombre, et piqué de trous lumineux comme un crible,
    Le ciel plein de soleils s'éloignait, la clarté
    Tremblait, et dans la nuit le grand précipité,
    Nu, sinistre, et tiré par le poids de son crime,
    Tombait, et, comme un coin, sa tête ouvrait l'abîme.
    Plus bas! plus bas! toujours plus bas! Tout à présent
    Le fuyait; pas d'obstacle à saisir en passant,
    Pas un mont, pas un roc croulant, pas une pierre,
    Rien, l'ombre, et d'épouvante il ferma sa paupière.
    Quand il rouvrit les yeux, trois soleils seulement
    Brillaient, et l'ombre avait rongé le firmament.
    Tous les autres soleils étaient morts.

    III


    Une roche
    Sortait du noir brouillard comme un bras qui s'approche.
    Il la prit, et ses pieds touchèrent des sommets.

    Alors l'être effrayant qui s'appelle Jamais
    Songea. Son front tomba dans ses mains criminelles.
    Les trois soleils, de loin, ainsi que trois prunelles,
    Le regardaient, et lui ne les regardait pas.
    L'espace ressemblait aux plaines d'ici-bas,
    Le soir, quand l'horizon qui tressaille et recule,
    Noircit sous les yeux blancs du spectre crépuscule.
    De longs rayons rampaient aux pieds du grand banni.
    Derrière lui son ombre emplissait l'infini.
    Les cimes du chaos se confondaient entre elles.
    Tout à coup il se vit pousser d'horribles ailes;
    Il se vit devenir monstre, et que l'ange en lui
    Mourait, et le rebelle en sentit quelque ennui.
    Il laissa son épaule, autrefois lumineuse,
    Frémir au froid hideux de l'aile membraneuse,
    Et croisant ses deux bras, et relevant son front,
    Ce bandit, comme s'il grandissait sous l'affront,
    Seul dans ces profondeurs que la ruine encombre,
    Regarda fixement la caverne de l'ombre.
    Les ténèbres sans bruit croissaient dans le néant.
    L'opaque obscurité fermait le ciel béant;
    Et, faisant, au-delà du dernier promontoire,
    Une triple fêlure à cette vitre noire,
    Les trois soleils mêlaient leurs trois rayonnements.
    Après quelque combat dans les hauts firmaments,
    D'un char de feu brisé l'on eût dit les trois roues.
    Les monts hors du brouillard sortaient comme des proues.
    Eh bien, cria Satan, soit! Je puis encor voir!
    Il aura le ciel bleu, moi j'aurai le ciel noir.
    Croit-il pas que j'irai sangloter à sa porte?
    Je le hais. Trois soleils suffisent. Que m'importe!
    Je hais le jour, l'azur, le rayon, le parfum! –

    Soudain, il tressaillit; il n'en restait plus qu'un.

    IV


    L'abîme s'effaçait. Rien n'avait plus de forme.
    L'obscurité semblait gonfler sa vague énorme.
    C'était on ne sait quoi de submergé; c'était
    Ce qui n'est plus, ce qui s'en va, ce qui se tait;
    Et l'on n'aurait pu dire, en cette horreur profonde,
    Si ce reste effrayant d'un mystère ou d'un monde,
    Pareil au brouillard vague où le songe s'enfuit,
    S'appelait le naufrage ou s'appelait la nuit;
    Et l'archange sentit qu'il devenait fantôme.
    Il dit: – Enfer! – Ce mot plus tard créa Sodome.

    Et la voix répéta lentement sur son front:
    – Maudit! autour de toi les astres s'éteindront. –

    Et déjà le soleil n'était plus qu'une étoile.

    V


    Et tout disparaissait par degrés sous un voile.
    L'archange alors frémit; Satan eut le frisson.
    Vers l'astre qui tremblait, livide, à l'horizon,
    Il s'élança, sautant d'un faîte à l'autre faîte.
    Puis, quoiqu'il eût horreur des ailes de la bête,
    Quoique ce fût pour lui l'habit de la prison,
    Comme un oiseau qui va de buisson en buisson,
    Hideux, il prit son vol de montagne en montagne,
    Et ce forçat se mit à courir dans ce bagne.

    Il courait, il volait, il criait: – Astre d'or!
    Frère! attends-moi! j'accours! ne t'éteins pas encor!
    Ne me laisse pas seul! –

    Le monstre de la sorte
    Franchit les premiers lacs de l'immensité morte,
    D'anciens chaos vidés et croupissant déjà,
    Et dans les profondeurs lugubres se plongea.

    L'étoile maintenant n'était qu'une étincelle.

    Il entra plus avant dans l'ombre universelle,
    S'enfonça, se jeta, se rua dans la nuit,
    Gravit les monts fangeux dont le front mouillé luit,
    Et dont la base au fond des cloaques chancelle,
    Et, triste, regarda devant lui.

    L'étincelle
    N'était qu'un point rougeâtre au fond d'un gouffre obscur.

    VI


    Comme entre deux créneaux se penche sur le mur
    L'archer qu'en son donjon le crépuscule gagne,
    Farouche, il se pencha du haut de la montagne,
    Et sur l'astre, espérant le faire étinceler,
    Comme sur une braise il se mit à souffler,
    Et l'angoisse gonfla sa féroce narine.
    Le souffle qui sortit alors de sa poitrine
    Est aujourd'hui sur terre et s'appelle ouragan.
    A ce souffle, un grand bruit troubla l'ombre, océan
    Qu'aucun être n'habite et qu'aucuns feux n'éclairent,
    Les monts qui se trouvaient près de là s'envolèrent,
    Le chaos monstrueux plein d'effroi se leva
    Et se mit à hurler: Jéhova! Jéhova!
    L'infini s'entr'ouvrit, fendu comme une toile,
    Mais rien ne remua dans la lugubre étoile;
    Et le damné criant: – Ne t'éteins pas! j'irai!
    J'arriverai! – reprit son vol désespéré.

    Et les volcans mêlés aux nuits qui leur ressemblent
    Se renversaient ainsi que des bêtes qui tremblent,
    Et les noirs tourbillons et les gouffres hideux
    Se courbaient éperdus pendant qu'au-dessus d'eux,
    Volant vers l'astre ainsi qu'une flèche à la cible,
    Passait, fauve et hagard, ce suppliant terrible.

    Et depuis qu'il a vu ce passage effrayant,
    L'âpre abîme, effaré comme un homme fuyant,
    Garde à jamais un air d'horreur et de démence,
    Tant ce fut monstrueux de voir, dans l'ombre immense,
    Voler, ouvrant son aile affreuse loin du ciel,
    Cette chauve-souris du cachot éternel!

    VII


    Il vola dix mille ans. Pendant dix mille années,
    Tendant son cou farouche et ses mains forcenées,
    Il vola sans trouver un mont où se poser.
    L'astre parfois semblait s'éteindre et s'éclipser,
    Et l'horreur du tombeau faisait frissonner l'ange;
    Puis une clarté pâle, obscure, vague, étrange,
    Reparaissait, et l'ange alors disait: Allons.
    Autour de lui planaient les oiseaux aquilons.
    Il volait. L'infini sans cesse recommence.
    Son vol dans cette mer faisait un effet immense.
    La nuit regardait fuir ses horribles talons.
    Comme un nuage sent tomber ses tourbillons,
    Il sentait s'écrouler ses forces dans le gouffre.
    L'hiver murmurait: tremble! et l'ombre disait: souffre!
    Enfin il aperçut au loin un noir sommet
    Que dans l'ombre un reflet formidable enflammait.
    Satan, comme un nageur fait un effort suprême,
    Tendit son aile onglée et chauve, et, spectre blême,
    Haletant, brisé, las, et, de sueur fumant,
    Il s'abattit au bord de l'âpre escarpement.

    VIII


    Le soleil était là qui mourait dans l'abîme.

    L'astre, au fond du brouillard, sans vent qui le ranime
    Se refroidissait, morne et lentement détruit.
    On voyait sa rondeur sinistre dans la nuit;
    Et l'on voyait décroître, en ce silence sombre,
    Ses ulcères de feu sous une lèpre d'ombre.
    Charbon d'un monde éteint! flambeau soufflé par Dieu!
    Ses crevasses montraient encore un peu de feu
    Comme si par les trous du crâne on voyait l'âme.
    Au centre palpitait et rampait une flamme
    Qui par instants léchait les bords extérieurs,
    Et de chaque cratère, il sortait des lueurs
    Qui frissonnaient ainsi que de flamboyants glaives,
    Et s'évanouissaient sans bruit comme des rêves.
    L'astre était presque noir. L'archange était si las
    Qu'il n'avait plus de voix et plus de souffle, hélas!
    Et l'astre agonisait sous ses regards farouches.
    Il mourait, il luttait. Avec ses sombres bouches
    Dans l'obscurité froide il lançait par moments
    Des flots ardents, des blocs rougis, des monts fumants,
    Des rocs tout écumants de sa clarté première:
    Comme si ce volcan de vie et de lumière,
    Englouti par la brume où tout s'évanouit,
    N'eût point voulu mourir sans insulter la nuit
    Et sans cracher sa lave à la face de l'ombre.
    Autour de lui le temps et l'espace et le nombre
    Et la forme et le bruit expiraient, en créant
    L'unité formidable et noire du néant.
    Le spectre Rien levait sa tête hors du gouffre.
    Soudain, du coeur de l'astre, un âpre jet de soufre,
    Pareil à la clameur du mourant éperdu,
    Sortit, clair, éclatant, splendide, inattendu,
    Et, découpant au loin mille formes funèbres,
    Enorme, illumina, jusqu'au fond des ténèbres,
    Les porches monstrueux de l'infini profond.
    Les angles que la nuit et l'immensité font
    Apparurent. Satan, égaré, sans haleine,
    La prunelle éblouie et de ce rayon pleine,
    Battit de l'aile, ouvrit les mains, puis tressaillit
    Et cria: – Désespoir! le voilà qui pâlit! –

    Et l'archange comprit, pareil au mât qui sombre,
    Qu'il était le noyé du déluge de l'ombre;
    Il reploya ses ailes aux ongles de granit,
    Et se tordit les bras, et l'astre s'éteignit.

    IX


    Or, près des cieux, au bord du gouffre où rien ne change,
    Une plume échappée à l'aile de l'archange
    Etait restée, et pure et blanche, frissonnait.
    L'ange au front de qui l'aube éblouissante naît,
    La vit, la prit, et dit, l'oeil, sur le ciel sublime:
    – Seigneur, faut-il qu'elle aille, elle aussi, dans l'abîme? –
    Il leva la main, Lui par la vie absorbé,
    Et dit: – Ne jetez pas ce qui n'est pas tombé.

    *


    Antres noirs du passé, porches de la durée
    Sans dates, sans rayons, sombre et démesurée,
    Cycles antérieurs à l'homme, chaos, cieux,
    Monde terrible et plein d'êtres mystérieux,
    O brume épouvantable où les préadamites
    Apparaissent, debout dans l'ombre sans limites,
    Qui pourrait vous sonder, gouffres, temps inconnus!
    Le penseur qui, pareil aux pauvres, va pieds nus
    Par respect pour Celui qu'on ne voit pas, le mage,
    Fouille la profondeur et l'origine et l'âge,
    Creuse et cherche au-delà des colosses, plus loin
    Que les faits dont le ciel d'à présent est témoin,
    Arrive en pâlissant aux choses soupçonnées,
    Et trouve, en soulevant des ténèbres d'années,
    Et des couches de jours, de mondes, de néants,
    Les siècles monstres morts sous les siècles géants.
    Et c'est ainsi que songe au fond des nuits le sage
    Dont un reflet d'abîme éclaire le visage.

  • Commentaires

    1
    Vendredi 2 Mars 2007 à 15:38
    Un écrit...
    ... bien sombre, tel que peut être la vie parfois. Mais il y a néanmoins de l'harmonie... alors je m'en vais te souhaiter chaleur et lumière...
    2
    Vendredi 2 Mars 2007 à 21:02
    merci toula
    c'est juste pour exorciser la noirceur... mais vite je reviens vers le rose :)
    3
    Mardi 6 Mars 2007 à 08:51
    Arc en ciel
    Je t'envoie toutes les jolies couleurs de l'arc en ciel pour illuminer cette nouvelle journée. Bises- SARAH
    4
    fmparis
    Lundi 19 Mars 2007 à 22:12
    Auteur ?
    Je crois que c'est Victor Hugo. J'ai raison ?
    5
    fmparis
    Lundi 19 Mars 2007 à 22:13
    Auteur ?
    Je crois que c\'est Victor Hugo. J\'ai raison ?
    6
    tlada
    Samedi 16 Juin 2007 à 15:39
    Ahah
    Oui tu as bien raison c'est de victor hugo dans la la période romantisme en plein 19 ème siècles.. on en voit d'ailleur quelque bribe, avec pour "et nox facta est " un sentiment aussi gothique.. c'est la représentaiton des poète maudit, tout est très bien fait , si vou remarque dns le poème 3 on parle de trois soleil. dans le poème 4 on parle d'une étoile , dans le poème 5 on parle d'une étincelle... on s'enfonce avec l'auteur dans l'abime de l'archange.. c'est un poème magnifique qui donne des sentiment d'ivresse et même de lenteur on vois dans le numéro 3 que les strophe se raccourcisse --> lenteur aussi avec des terme comme plume etc.. il a perdu els faculté de s'envolé.. il perd son statut.. enfin bon tout ça, pour vous dire ke je passe mon bac dessu =P mdr
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